Peintre dans les tranchées

Editions IMAGO-2016

Disponible en librairie à partir du 19 octobre 2016




 

 

 

 

 

 




















 

Peintre dans les tranchées



Les textes qui suivent sont extrait du livre :

" Peintre dans les tranchées ",

avec l'aimable autorisation des éditions IMAGO.

Extrait de la préface de Jean-Jacques Becker

... Sans attendre, disons-le, cette correspondance nous est apparue assez extraordinaire.
Des correspondances de ce genre, il en existe énormément dans les familles. Ce sont des centaines et des centaines de millions de lettres qui ont été échangées pendant la guerre, pour les seuls soldats français. Il en a été évidemment de même pour les autres armées de civilisation proche, Allemands ou Britanniques, par exemple. Avec le temps qui passe, beaucoup de ces correspondances disparaissent ou sont condamnées à disparaître. Beaucoup ont été publiées dans le siècle qui s'est écoulé. J'ai moi-même publié celles des lettres de mon père qui me sont parvenues, encore qu'il était de ces soldats qui écrivaient peu ; sa mère, ma grand-mère, avait dû s'en plaindre à son capitaine pour qu'il donne davantage de ses nouvelles. Mais beaucoup de soldats ont énormément écrit, même si cela ne leur était pas toujours facile. De nombreux jeunes paysans, qui étaient certes allés à l'école jusqu'à quatorze ans, mais qui, depuis leur sortie, n'avaient pratiquement jamais été confrontés à l'écrit, les journaux parvenaient peu dans des campagnes isolées, avaient largement oublié ce qu'ils avaient pu apprendre. En revanche, ceux des soldats qui le pouvaient écrivaient beaucoup, ne serait-ce que, parce que dans la guerre « immobile », la guerre des tranchées, c'était une façon de couper le temps, René Demeurisse y fait souvent allusion, le plus souvent on s'ennuyait beaucoup dans les tranchées...

Extrait lettre 1914

Va, je ne pars pas à contrecoeur, c'est si beau pourquoi on se bat, l'on se bat pour tout ce qui est grand, pour la liberté, pour l'humanité, car c'est notre libre arbitre que nous défendons, nous nous battons pour ne pas être opprimés, pour avoir le droit de sentir et d'exprimer nos goûts, nos affinités en tout en littérature et en art.

Ne te frappe pas, père chéri, c'est tout bénéfice, je gagne un an et même plus puisque les mois de campagne comptent double.

Je crois que nous pouvons être fiers, nous sommes trois, et trois partis. Nous nous souviendrons de la campagne de 1914. J'étais jaloux de Jacques, me voilà maintenant content.

Eh, Eh ! Le gaillard avait un an de plus sur moi, je le rattrape !

Extrait lettre 1915

Rien de neuf, vie monotone.

Sale humidité, mais je me reprends. Au début c'est un peu dur de se dire que le bonheur n'a qu'un temps. Naturellement que je ne bronche pas quand le capitaine nous réunit pour nous remonter le moral et dit après nous avoir engueulés pour les carreaux cassés : « Je voudrais voir tout le monde demander à repartir au front. » Ces mots font courir des ondes froides. Au fond il n'y a qu'à attendre et c'est ce que je fais le moins tristement possible. Je caresse une petite chimère agricole dont j'entretiens les ongles. Mais c'est assez fou.

Extrait lettre 1916

Ce soir, ce n'est pas calme, ça tonne de vilaine façon. Et mon oreille inhabituée de sons aussi violents trouble le calme de mon esprit. À part cela, la vie s'écoule tous les jours pareils entre tes tendresses et les charmantes lettres des Denier. Je m'inquiète du grand, mais c'est si long à venir de là-bas !

Je t'aime.

René

Extrait lettre 1917

J'abjure mon sang-froid et ma philosophie, mon habituelle et sereine vision des choses de me conserver, de me soutenir.

Je me débats comme jamais je ne me suis débattu parce qu'aujourd'hui, j'ai conscience d'une responsabilité qui m'écrase, qui m'opprime comme jamais. Journées inconcevables qui commencent dans un rayon de soleil et s'achèvent dans la boue, l'eau et la mort.

La nouvelle subite que l'ennemi n'est plus devant nous. Le spectacle de la patrouille qui part, tous des vieux, pour se rendre compte si l'on tirera sur elle, son déplacement dans la plaine. Le silence ? les groupes qui garnissent le faîte de la première ligne. La nuit qui suit, sans fusées avec seulement quelques coups de feu lointains.

Le bruit des troupes qui passent, le sabot des chevaux, les moteurs sur la route de Soissons et puis au jour, le départ.

La traversée de l'Aisne sur des radeaux vers l'autre rive, la rive allemande.

Un radeau qui nous suit chavire. Des noyés. Nous filons sur la route. Les avions volent bas, nous repèrent. Les obus éclatent tout près de nous ? deux morts ?, deux Bretons. Un homme de ma pièce le fouille, une canaille.

Au soir nous dormons dans Bucy-le-Long.

Crise de colère folle qui me fait proférer des mots inutiles et des menaces exagérées.

L'adjudant et Lemann nous abandonnent Greslon et moi sans s'inquiéter du logement de la section, course du matériel dans la nuit épaisse, les décombres.

La pluie tombe. On nous dit que les Allemands ont miné certaines maisons. Je sens que l'exaltation me gagne. Cette bonne exaltation que je retrouve aux coups durs, saoulerie spirituelle qui me donne des forces nouvelles.

Des pensées sans suite, des sourires parce qu'il y a tout de même du soleil. Aucune angoisse, aucun retour derrière soi. Je songe peu, très peu à ceux que j'aime. Si mon esprit s'y arrête comme en ce moment où je l'écris, c'est avec le désir de ne pas m'y arrêter.

Une seule chose : je suis soldat. Il faut faire proprement son travail.

Ce matin, dispute avec l'adjudant, le cabot Lemann et toute la section à qui j'ai proclamé hautement « leur dégueulasserie ». Avec l'espoir fou de faire renaître par la honte cette entraide et cet amour des uns des autres qui existent si peu ici. Chacun laisse tomber son voisin.

Mot atroce.

Extrait lettre 1918

Mon Papa chéri,

J'espère que l'on va tout de même sortir de l'impasse d'ici peu.

Le coup est terriblement dur et il faut de la volonté pour surmonter l'effroi et la panique.

On s'en tirera tout de même et je pense que le jour viendra peut-être où l'on pourra aimer et travailler à l'aise.

Je t'aime de tout mon coeur, je t'embrasse.

Dans la nuit du 12 avril au 13 avril, le 355e subit un violent bombardement par obus toxiques que l'ennemi déclenche sur le hameau de Septoutre (Somme à côté de Grivesnes).

Extrait de Fantômes et Cauchemards

... Il y en avait un, je ne sais plus son nom à celui-là, dont je ne vois dans la nuit venue que le fantôme phosphorescent qui s'avance les mains tendues pour un peu de fraîcheur, vers un peu de vie.

La grenade incendiaire, sur laquelle il s'est appuyé par mégarde, en éclatant lui a brûlé la face et les mains. Et, dans l'ombre barbouillée d'éclairs et de cris, on ne voit plus, comme un spectre, que ses deux mains levées et encadrant une tête sans chair, sans yeux, sans rien, toute rongée de feu et où reste, par on ne sait quel prodige, un bout de cervelle qui palpite et qui le conduit.

Il y en a eu un qui s'est tenu bien fort dans la douleur.

Au poste de secours où nous étions tous étendus, tous appauvris, tous implorant le baume et la caresse, parmi les quatre draps tendus dont la blancheur cravachée du sang qui giclait des tables, où s'irradiait l'aveuglante clarté d?une lampe à arc, je l'ai vu très ferme, ne perdant pas une seule fois la raison.

De la pointe de son scalpel, le Major aux tempes grises dont je guettais les regards émus a pratiqué l'énucléation d'un œil et, quand il a eu fini, le pauvre bougre pouvait encore dire : « Arrête, j'en ai assez. »

Alors le vieux chirurgien : « Allons un peu de patience, je t'enlève ton bras et c'est fini. » Et je l'ai vu le bras partant au-dessus de ma tête rejoindre, dans une caisse aux côtés de la table où j'attendais mon tour, tous les débris des humanités mutilées...